L'Île aux Singes (3/?)
Bon, sinon, bah comme d'hab'. Plize, des commentaires, des critiques, des insultes ou des mots d'amour, ça m'aidera beaucoup. Vous êtes genre 120 utilisateurs différents à venir ici chaque jour, alors si j'avais plein d'avis, ça m'aiderait bien. Et vous avez le droit de tailler, hein, j'essaierai de resister à l'envie de me justifier (bon mais tout de même, c'est écrit en pas longtemps, tout ça, arg j'ai craqué).
Bon week-end, bande de moules !
La piscine, j’y vais deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. C'est des cours spéciaux pour handicapés. Avant mon accident, je n’aimais pas trop y aller parce qu’une fois, mon père m’avait raconté qu’en passant dans le pédiluve (c’est le mini bassin qui lave les pieds, à l’entrée), on pouvait attraper des verrues. Maintenant, j’ai plus peur de ça, vu qu’on me porte directement au grand bassin. C’est le maître nageur qui risque d’avoir les pieds pleins de boutons, pas moi !
C’est toujours un peu compliqué d’aller à la piscine. Elle est située à l’autre bout de la ville, donc on est obligés de prendre la voiture. Et c’est maman qui doit m’installer dedans. Comme elle n’est pas top musclée, elle galère un peu, mais papa a dit que bientôt, on allait acheter un monospace avec une grande porte coulissante, pour que ça soit plus facile pour tout le monde. N’empêche, des fois, je me dis que je leur complique vachement la vie, à tous les deux. Dans toute cette histoire, je crois que c’est ça qui me dérange le plus. C’est moi qui suis handicapé, mais c’est toute la famille qui en souffre. Il ne faut pas que ça continue comme ça.
C’est pour ça que je vais nager. Parce que les médecins me l’ont bien expliqué : plus je serai musclé des bras et du torse, plus je pourrai faire de choses tout seul. Passer de mon fauteuil à une chaise, sortir de mon lit, aller me promener… Pour réussir tout ça, il faut que je devienne plus barraqué. D’ailleurs, ça commence : en quelques mois, mes biceps ont grossi et je me sens déjà plus à l’aise. Ça fait rigoler maman, qui m’appelle « mon petit boxeur ».
Et puis, il faut bien dire, aussi, que l’eau, c’est génial. Dans le grand bassin, je n’ai pas pieds, mais du coup je peux bouger dans tous les sens, comme je veux.
Evidemment, il a fallu travailler un peu, parce qu’au début, je coulais comme une brique. Essayez de nager juste avec les bras, c’est tout sauf simple. Alors j’ai commencé avec des flotteurs, un peu comme les brassières qu’on porte quand on a 5 ans, sauf que les miennes sont en mousse, pas remplies d’air. C’était pas génial, mais c’était déjà ça.
Et puis, les autres personnes qui viennent au même cours que moi m’ont donné plein de conseils. Ils sont presque tous plus vieux, mais quand ils me parlent, c’est plutôt comme si on était potes. Notre handicap nous rapproche : chacun comprend ce que les autres vivent, puisqu’à sa manière il le vit aussi. C’est Yves qui m’a expliqué ça.
Yves, il est vieux. Il doit au moins avoir 40 ans, comme mon père. Pourtant, lui et moi, on rigole bien, on blague, on fait la course dans le grand bassin. Je gagne parfois, mais c’est parce qu’il le veut bien. Il a les jambes paralysées, comme moi, mais lui ça fait presque 20 ans. Autant dire qu’il a des bras plus gros que mes cuisses !
La première fois que je suis venu aux cours, il m'a expliqué une tonne de petit trucs bons à savoir. Par exemple, remplir mes poumons d’air pour flotter plus facilement, ou me détendre parce qu’on coule plus vite quand on est stressé. Je crois que je progresse plus rapidement grâce à lui.
Aujourd’hui, quand j’arrive, il est déjà là, à faire des longueurs. Parfois, il plonge pour toucher le fond du bassin, et puis il revient à la surface, tellement vite qu’il saute hors de l'eau comme un dauphin. Je rêve de pouvoir faire ça, moi aussi, ç’a l’air trop bien.
Le maître nageur me dépose doucement dans l'eau. Elle est pas très chaude, mais je ne m’en aperçois que quand elle arrive à ma taille.
La première chose que m’a expliquée le médecin, à l’hôpital, quand je me suis réveillé, après l’accident, c'est que j’avais deux vertèbres cassées dans le bas du dos, et que la moelle épinière était touchée. La moelle épinière, c’est le truc qu’il y a dans la colonne vertébrale. En gros, c’est plein de nerfs qui commandent les muscles du corps, et si je ne peux plus bouger les jambes, c’est parce que les nerfs en dessous de ma blessure ne répondent plus. Ça veut aussi dire que je ne sens plus rien : par exemple, on peut me faire des chatouilles sous les pieds, je rigole même pas.
Tout ce que les médecins ont pu faire, c’est remettre ma colonne vertébrale à peu près en place, et me faire un corset pour immobiliser mon dos le temps que les os se referment. Ça a duré 6 semaines. Mais la moelle épinière, elle, on ne sait pas la réparer.
Une fois complètement dans l’eau, je me mets à nager doucement, en brasse, pour chauffer mes muscles. Et je repense à l’Île aux Singes. Tout de même, avec le temps qu’il fait ces jours-ci, un pique-nique là-haut, ça aurait été génial.
Yves m’aperçoit soudain, en sortant la tête de l’eau, et il fonce vers moi comme une torpille.
- Salut, Jonathan !
- Bonjour, Yves. Ça va ?
- Comme un poisson dans l’eau, il me répond, en m’envoyant quelques gouttes au visage. Elle est fraîche, hein ?
- Tu l’as dit !
Yves me regarde un instant et fronce les sourcils.
- Oh, toi, tu as la tête des mauvais jours ! Je le sais, mon fils fait la même tronche quand il est contrarié. Et crois-moi, il est souvent contrarié ! Qu’est-ce qui te tracasse ?
- Bof…, je souffle. Un projet qui tombe à l’eau.
- Comme nous, quoi, pouffe Yves, et il se laisse couler.
Je souris. Il est cool, Yves. Quand il remonte, je lui demande :
- Tu trouves pas que c’est dur de devoir renoncer à tellement de choses à cause de nos jambes qui marchent plus ?
Yves me regarde droit dans les yeux, sérieux, tout à coup.
- Tu sais, Jonathan, s’il y a un truc que j’ai appris, en 20 ans de fauteuil roulant, c’est que quand on est handicapé, on n’a pas le droit d’abandonner trop vite les projets qu'on a. Les jambes, c’est bien, mais ce n’est pas tout. On a aussi une tête, c'est pour s'en servir. Allez, viens, maintenant. On nage !
Sur ce, il fait un grand mouvement avec les bras et repart dans ses longueurs de piscine à vitesse grand V. Je réfléchis quelques instants à ce qu’il vient de me dire, puis je décide de le suivre. Il a raison, évidemment. Et j’ai intérêt à bien nager, parce que pour faire ce que je vais faire, je vais avoir besoin de muscles.